Interviews |
EXTRAIT
D'UNE DISCUSSION ENTRE MICHAEL HEIZER, DENNIS OPPENHEIM ET ROBERT SMITHSON
(1970)
Cette discussion, fruit d'une série d'entretiens qui eurent lieu à
New York entre décembre 1968 et janvier 1969, fut éditée
par Liza Bear et Willoughby Sharp, en collaboration avec les artistes. La
traduction provient de l'ouvrage Land Art, de Gilles A. Tiberghien,
Paris, Carré, 1995. |
Dennis,
comment êtes-vous venu à utiliser pour la première fois la
terre comme matériau sculptural ?
D.O. : Eh bien, tout d'abord, en le faisant, je n'ai pas pensé
à cela en ces termes. Puis, progressivement, je me suis surpris à
essayer de descendre au-dessous du niveau de la terre.
Pourquoi ?
D.O. : Parce que l'idée d'objets en saillie par rapport au sol
ne m'enthousiasmait pas vraiment. Il me semblait que cela impliquait un
enjolivement de l'espace extérieur. Pour moi, toute sculpture placée
dans une pièce représente une rupture de l'espace interne. C'est
une protubérance, un ajout inutile à un espace qui pourrait se
suffire à lui-même. Je me suis attaqué à la matière
terrestre un été, à Oakland, il y a quelques années,
où j'ai découpé un morceau du flanc d'une montagne. J'étais
plus absorbé par le processus négatif consistant à creuser
pour façonner ainsi la montagne que par l'idée de réaliser
une earthworkproprement dite. Si j'ai utilisé la terre, c'était
fortuit.
Vous n'avez pas songé que ce pouvait être
une earthwork ?
D.O. : Non. Pas sur le moment. Mais j'avais déjà commencé
à réfléchir très sérieusement au lieu, à la
matérialité du terrain. Ce qui m'a conduit à remettre en
cause les limites spatiales de la galerie et à travailler sur des systèmes
de plate-formes ; je les ai conçus surtout pour l'extérieur, sans
cesser de me référer à l'espace de la galerie, revenant ensuite
à l'espace extérieur pour y puiser de nouveaux stimuli. Ce que
m'enseigne l'espace extérieur, je le ramène pour l'utiliser en
partie dans le contexte de la galerie.
Êtes-vous d'accord avec Smithson lorsqu'il
dit que vous, Dennis, ainsi que Mike, vous vous inscrivez dans une dialectique
extérieur/galerie ?
D.O. : Je pense que, dans mon travail, la relation extérieur/interieur
est plus subtile. Je ne trimballe pas vraiment avec moi un concept de chamboulement
de la galerie. Je laisse cela sur place, dans la galerie. A l'occasion,
je considère la configuration spatiale de la galerie comme une sorte
de terrain de chasse.
Ainsi, pour vous, les deux activités sont complètement
distinctes ?
D.O. : Globalement, oui. Par endroit, commence à s'opérer
une sorte de fusion, mais en général, quand je suis dehors, je
suis dehors.
R.S. : C'est ce que pensais aussi, Dennis. J'ai conçu certaines
oeuvres exclusivement pour l'extérieur. Je dois pourtant souligner
que si tu veux te centrer uniquement sur l'extérieur, c'est parfait
; mais, d'une façon ou d'une autre, tu reviendras probablement toujours
à l'intérieur.
Donc, en réalité, ce qui vous distingue
l'un de l'autre, c'est votre attitude respective par rapport au site. Dennis,
comment décririez-vous votre attitude par rapport à un site spécifique
sur lequel vous avez travaillé ?
D.O. : Une bonne partie de mes réflexions préliminaires
provient de l'examen de cartes topographiques et aériennes, puis de
la collecte d'un certain nombre d'informations météorologiques.
J'emporte ensuite le tout dans l'atelier terrestre.
Par exemple, mon projet de lac
gelé dans le Maine implique le dessein secret de tracer une version
agrandie de la Ligne internationale de changement de date (méridien
à 180º) sur un lac gelé et de détacher une île
au milieu. Je nomme cette île "poche de temps" parce que j'y arrête
la ligne. Il s'agit donc là de l'application d'un cadre de travail théorique
à une situation concrète - de fait, je suis en train de découper
cette bande avec des tronçonneuses.
Un certain nombre de choses intéressantes surviennent au cours du processus
: on commence par se faire des idées grandioses quand on examine de
vastes zones sur le plan ; puis on découvre qu'elles sont difficiles
d'accès et on finit par se colleter avec la terre. Si une galerie me
demandait d'exposer mon oeuvre du Maine, il est évident que j'en serais
incapable. J'en réaliserais donc une maquette.
Pourquoi pas une photographie ?
D.O. : Soit, ou une photographie. Je n'entretiens pas un rapport
aussi harmonieux que Mike avec la photo. Je ne montre pas vraiment de photos
en tant que telles. Pour le moment, je suis quelque peu nonchalant pour
présenter mon travail - il tient presque de la convention scientifique.
Mais Bob, lui, fait tout autre chose. Son non-site fait intrinsèquement
partie de son activité sur le site, alors que ma maquette n'est qu'une
abstraction de ce qui se passe à l'extérieur.
Bob, pourriez-vous nous dire comment vous choississez
vos sites ?
R.S. : Je me rends fréquemment dans tel ou tel lieu précis
; c'est la phase première. J'ai commencé de façon très
primitive, en allant d'un point à un autre. Je me suis mis à voyager
pour visiter des sites spécifiques en 1965 : certains m'attiraient
plus que d'autres - ceux qui, en quelque sorte, avaient été bouleversés
ou anéantis. En réalité, j'étais plus en quête
de sites dénaturés que des beautés naturelles aménagées.
Quand on voyage, on a besoin de nombre de données précises, aussi
j'utilisais souvent des cartes géologiques (quadrangle maps)
; je dressais la carte après le voyage. C'est à Pine Barrens,
au sud du New Jersey, que j'ai réalisé mon premier non-site.
L'endroit était en équilibre ; il dégageait une sorte de
tranquillité et, par ses pins rachitiques, tranchait sur son environnement.
Il y avait là un terrain d'aviation hexagonal qui se prêtait bien
à l'apposition de certaines structures cristallines qui m'avaient obsédé
dans des oeuvres précédentes. On peut dresser la carte des roches
cristallines, et, de fait, je crois que c'est la minéralogie qui m'a
conduit à la cartographie. A l'origine, je suis allé à Pine
Barrens pour installer un système de dallage extérieur, mais,
en cours de travail, j'ai commencé à m'intéresser à
l'aspect abstrait de la cartographie. A la même époque, je travaillais
pour une boîte d'ingénierie [...]. Leur accès m'étais
on ne peut plus facile. J'ai donc décidé d'utiliser le site de
Pine Barrens comme une feuille de papier et de tracer une structure cristalline
sur une grande étendue de terrain plutôt que sur une feuille de
50 sur 76. J'appliquais ainsi ma démarche conceptuelle directement
au bouleversement du site, sur une étendue de plusieurs kilomètres.
On pourrait donc dire que mon non-site était un plan tridimensionnel
du site.
D.O. : A certain point du processus que tu viens de décrire,
Bob, tu prends la carte géologique d'un aéroport. Dans une oeuvre
récente montrée à la Dwan Gallery, j'ai pris les courbes
de niveau inscrites sur une carte d'Équateur, État situé
tout près de l'équateur ; j'ai ensuite transféré ces
données bidimensionnelles à un site réel. Il y a là
une franche ressemblance avec ton travail. Dans ce cas précis, j'ai
agrandi au maximum l'information et l'ai transférée à Smith
County, dans le Kansas, situé exactement au centre des États-Unis.
R.S. : Je pense que ce que fait Dennis, c'est prendre un site dans
une partie du monde et en transférer les données à un autre
site ; c'est ce que j'appellerais une dis-location.
Il s'agit là d'une activité très spécifique relative
au transfert d'information, et non d'un geste d'une éloquence facile.
En un sens, d'un site terrestre il fait un plan. A la différence de
Dennis, je traite une situation dans son double aspect, extérieur et
intérieur, et non deux situations extérieures.
Pourquoi éprouvez-vous encore la nécessité
d'exposer dans une galerie ?
R.S. : J'aime les limites factices qu'offre la galerie. Je dirais
que mon art existe dans deux domaines : dans mes sites extérieurs,
qu'il suffit de visiter et dans lesquels nul objet ne s'impose ; et à
l'intérieur, ou les objets existent bel et bien...
N'est-ce pas là une dichotomie plutot artificielle
?
R.S. : En effet, car je pense que l'art est concerné par les
limites, et que cela m'intéresse de faire de l'art. Vous pouvez, si
vous le voulez, qualifier cette attitude de traditionnelle. Mais j'ai aussi
conçu certaines oeuvres spécifiquement pour l'extérieur.
Mes premiers projets utilisant la terre consistaient en des décharges
de matériaux pulvérisés. Puis je me suis intressé à
la dialectique intérieur/extérieur. Je ne pense pas, au plan artistique,
qu'on soit plus libre dans le désert qu'à l'intérieur d'une
pièce.
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