Un
art tourné vers l'extérieur |
En
parcourant la production artistique des années soixante, on
remarque que la question du territoire est présente à
travers toute une série d'interventions sur la notion de
frontière, de limite et d'espace clos. Avec l'éclatement
du cadre-format en peinture et la pratique courante de l'installation,
largement initiée par l'art
minimal, les artistes sont conduits à explorer intensément
les modalités de mise en espace des oeuvres. Les questions
de lieu, de site, d'espaces fermés et ouverts, de relativité
du point de vue, de frontières surtout - car dans les années
soixante, presque tous les artistes sont motivés par le besoin
de briser ces "frontières" traditionnelles entre
les catégories artistiques - investissent d'une manière
prolifique toute la production de l'époque.
Dans ces années formidablement révolutionnaires, où
les institutions de la culture occidentale font l'objet d'importantes
remises en question, les artistes adoptent en masse un attitude
contestataire. Ils décident d'abandonner les beaux-arts et
les valeurs qui y sont attachés : talent, qualités esthétiques,
préciosité de l'objet d'art, hiérarchie des genres
artistiques, pureté du médium. Une commune volonté
de rébellion contre l'institution muséale les conduit
à expérimenter des voies parallèles. Pour contourner
les réseaux traditionnels de l'establishment et du marché
de l'art, de nouvelles recherches plastiques sont entreprises à
travers l'exploration d'espaces d'exposition alternatifs. Des manifestations
sont organisées à l'extérieur des galeries et souvent
même à l'extérieur des villes. Cette initiative,
qui permet notamment de sortir la production artistique du confinement
muséal, favorise les échanges entre artistes, invite à
l'alliage des modes d'expression et rapproche la pratique artistique
du champ social.
Information, communication et distribution deviennent des préoccupations
centrales. Faisant fi de l'objet d'art comme tel, on se questionne
surtout sur les processus de production et les structures sous-jacentes
qui le gouvernent.
Pour bien révéler ces processus et ces structures, les
artistes optent pour des propositions très minimales, aux dépens
d'une finition plastique qui prend souvent des allures de chose
inachevée. Parce que la perception n'est pas quelque chose
de naturel, mais au contraire de tout à fait construit, selon
des normes culturelles qu'il est grand temps de remettre en question,
le processus de création prend le dessus sur le produit fini.
Loin de la beauté et de la finesse des formes, une oeuvre peut
simplement consister en un tas de cailloux, un amas de terre ou
quelques lettres tracées au mur. De même, les étalons
de mesure et les repères cartographiques deviennent souvent,
au-delà de leur rôle instrumental, des éléments
picturaux de l'oeuvre elle-même. L'important est de révéler
les systèmes sous-jacents à la constitution de l'oeuvre,
car "les systèmes encadrent la vie et la pensée de la
même manière que le format rectangulaire encadre la vue,
en peinture. (1)" La tendance vers une
approche de l'art qui soit beaucoup plus conceptuelle que visuelle
gagne ainsi à peu près tous les artistes.
Il a été dit qu'un consensus fondamental unissant les
différentes pratiques des années soixante était celui
d'explorer l'extériorité du langage (2).
Cette exploration va de pair avec un intérêt marqué
pour l'extériorité de l'espace physique.
(1) Cf. Lucy R. Lippard, Six Years
: The Dematerialization of The Art Object From 1966 to 1972,
Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1973,
p. xv.
(2) Idée défendue notamment par Craig Owens et Rosalind
Krauss, qui ont perçu à travers l'hétérogénéité
des pratiques des années soixante une commune volonté
de montrer que la signification n'est pas quelque chose d'intrinsèque
au langage, qui est donné d'avance, mais au contraire découle
et succède à l'expérience. |
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