L'obsession de la mesure et de l'échelle
"...all the maps you have are of no use, all this work of discovery and surveying ; you have to start off at random, like the first men on earth ; you risk dying of hunger a few miles from the richest stores..."
Michel Butor, Degrees
Dans les années soixante, le rejet de la production d'objets artistiques (ce qu'on a nommé la dématérialisation de l'oeuvre d'art) et l'intérêt primordial accordé au domaine des signes et de l'information conduisent, parallèlement au maniement des mots comme matériau visuel, à l'utilisation massive des unités de mesure.
Re-situant, sous une forme allégorique, sa position d'artiste dans l'extériorité du monde, Dan Graham réalise, en 1966, March 31,qui consiste en une énumération des différentes distances entre sa rétine et les confins de l'univers connu :



Cette fascination pour les données pseudo scientifiques anime aussi Donald Burgy qui entreprend, en 1968, une série d'investigations autour de phénomènes apparemment banals. Pour Rock Series #1 il documente, dans une méticulosité proche de l'absurde, le contexte "existentiel" d'une simple roche dans ses aspects à la fois morphologiques, géographiques et historiques. Pour cela, Burgy inclut des cartes météorologiques, des relevés microscopiques, des photographies aux rayons X, des analyses spectographiques et pétrographiques, "la taille de ces informations s'étendant, explique-t-il, dans le temps, depuis les temps géologiques jusqu'à l'instant présent et, dans l'espace de la matière, depuis le continental jusqu'à l'atomique.(1)". L'année suivante, sa démarche le conduira à présenter, comme production artistique, les relevés minutieusement documentés d'une série de tests conduits sur sa propre personne, lors d'un séjour volontaire à l'hôpital.

À côté des descriptions techniques souvent laborieuses et des énumérations exhaustives, tournant autour des activités journalières de l'artiste (pensons à la série I Got Up de On Kawara et aux interminables listes numériques de Hanne Darboven) ; à côté aussi des interventions impliquant la mesure du corps, plusieurs artistes se transforment en véritables arpenteurs de l'environnement quotidien.

L'un des plus catégoriques en ce sens est Mel Bochner, qui entreprend, dès 1967, ses Measurements Series. D'un pragmatisme absolu, ces séries consistent à prélever des mesures d'un espace réel, et à les appliquer ensuite systématiquement sous forme de marquage, sur le lieu même.



Mel Bochner, Measurement Series : Group B, 1967.Installation, galerie Heiner Friedrich, Münich, 1969. D. R.

Les procédures varient et suivent une certaine méthode scientifique. Mel Bochner a établi trois processus dominants dans sa démarche, regroupés sous le label A, B et C :

Groupe A :"mesures extérieures. Tout objet stable, matériau ou lieu orienté vers un système extérieur à lui-même, c'est-à-dire positionné et coordonné."

Groupe B :"mesures situées. Tout objet stable ou lieu qui est marqué directement, imprimé, par des mesures."

Groupe C :"mesures comparées. Tout objet stable, matériau ou lieu se rapportant à un étalon prédéterminé."
(2)

À l'inverse du topographe, ces mesures ne sont le préambule d'aucun plan de réaménagement de l'espace. Elles ne servent à rien, si ce n'est à rendre simplement évidente la tangibilité du lieu comme surface déjà pensée, comme construction préexistante. À propos de ce travail, Mel Bochner écrit en 1970 : "A fundamental assumption in much recent past art was that things have stable properties, i.e. bounderies... Bounderies, however, are only the fabrication of our desire to detect them. (3)"

Le fait d'exposer ces mesures permet donc de relever, dans le contexte artistique, ce qui avait tendance à être oublié, à aller de soi : le mur comme simple support, neutre et interchangeable, contre lequel une oeuvre est habituellement apposée dans l'espace de la galerie ou du musée. Prenant la place du tableau, le mur devient une surface à contempler, qui n'est plus l'espace pictural illusionniste de la peinture traditionnelle, qui ne suggère pas non plus l'idée d'un "ailleurs" par le truchement du dessin ou de la couleur à l'intérieur d'un cadre, mais au contraire affiche ses propres limites, sa structure mathématique sous-jacente. Le texte Art seriel, Systemes, Solipsisme, de Mel Bochner commence par une citation de Husserl : "Aller aux choses elles-mêmes". Étant donné que tout ce que l'on peut savoir sur les choses provient de la façon dont elles apparaissent, ces mensurations servent donc à mettre en lumière une structure, une logique et des principes qui, bien qu'autrement camouflés, gouvernent rigoureusement notre environnement.
(1)Cf.Lucy R. Lippard, Six Years : The Dematerialization of The Art Object from 1966 to 1972, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1973, p. 14.

(2) Ibidem,p. 102-103.

(3) Ibidem,p. xxi.

Les territoires inoccupés. http://territoiresinoccupes.free.fr/
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